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N’hésitons pas à l’affirmer bien haut et fort : l’Europe n’est plus. Ou, plus exactement, l’ancienne idée de l’Europe n’est plus. La guerre a donné le coup de grâce au vieux rêve humaniste déjà écorné par les réflexes nationalistes et le manque d’entrain des populations concernées. On s’aimait dans l’abondance, dans le succès, on se déteste dans la misère et la défaite. Le temps est sans doute venu de poser la question cruciale : l’Europe est-elle nécessaire ? Des voix s’élèvent des différentes régions – les ex-nations –, qui réclament un retour aux anciennes frontières. Qu’avons-nous, Français, en commun avec les Allemands, avec les Espagnols, avec les Italiens ? Sans parler des Anglais, ce cheval de Troie qui n’a eu de cesse d’affaiblir voire de démanteler la construction européenne. Interrogeons-nous donc avec sincérité. L’Europe reposait-elle sur de véritables fondements ? Quel est le ciment véritable de l’unité des peuples ? L’histoire ? L’argent ? La culture ? La religion ? La langue ?

Jules-Jean Jacquin

La Nouvelle Europe Libre

 

L’index de Luc effleura la carte du monde déployée sur la table de la cuisine.

« On aurait pu passer par la Méditerranée et aborder les côtes libanaise ou syrienne, mais il reste tant de mines flottantes en mer Ionienne, entre la Libye et la Grèce, que pas un bateau n’accepterait de s’y risquer. »

Jemma et le journaliste s’étaient rendus une heure plus tôt dans un établissement de bains publics à environ trois cents mètres de l’appartement. Elle avait pu enfin se laver le corps et les cheveux, se frottant par endroits jusqu’au sang. Elle avait déboursé quinze euros pour bénéficier d’un quart d’heure d’eau chaude – pas brûlante, mais elle n’avait pas boudé son plaisir sous le jet parcimonieux et tiède. Dans le vestiaire réservé aux femmes, elle avait entrevu des malheurs dénudés, des corps amaigris, des seins vides, des os ciselés, des peaux criblées de plaies et de croûtes. Bien que privées de l’essentiel, ces femmes n’hésitaient pas à sacrifier deux ou trois euros pour entretenir leur dignité, pour continuer de se sentir désirables. Depuis qu’elle était sortie de l’établissement tenu par un couple tout droit sorti d’un roman de Dickens, Jemma jetait un œil neuf sur le monde, l’hiver lui paraissait moins rude, les rues moins laides, l’appartement moins sale, sa souffrance moins virulente, ses pensées moins troubles.

Elle avait cru que son désir pour Luc Flamand ne serait qu’un feu de paille allumé par le vin et réduit en cendres par la gueule de bois, mais il ne s’était pas éteint le lendemain ni les jours suivants, il couvait en elle et attendait le moindre souffle pour s’embraser. Elle était en train de s’amouracher, et le pire, c’est qu’elle ne s’en défendait pas. Elle aurait dû écraser, comme un serpent dans l’œuf, le sentiment qui naissait en elle, ce même sentiment lui avait valu de cruelles désillusions quelques années plus tôt. Elle supposait, à ses regards dérobés, à ses sourires complices, que le journaliste n’était pas insensible à ses charmes, mais qu’une réserve, une réticence, l’empêchait de franchir le pas. Elle ne prendrait pas l’initiative tant qu’il ne l’inviterait pas à pousser ses portes secrètes. Elle avait perdu le mode d’emploi de la relation amoureuse, elle ne savait plus comment interpréter les gestes, les regards, les frôlements, plus conne qu’une collégienne avant son premier flirt. Elle se demandait si Luc était aussi empoté qu’elle ou si sa timidité cachait un problème plus grave, mais elle ne précipitait pas le mouvement, elle aurait le temps de l’approcher, de l’apprivoiser, au cours de leur expédition. Elle avait exulté lorsqu’il lui avait proposé de l’accompagner de l’autre côté du Front Est, elle s’était rembrunie quand il lui avait réclamé de l’argent – cinq mille euros, pas une mince somme –, mais elle avait compris la nécessité de financer le chauffeur, l’essence, les passeurs, les guides, indispensables pour choisir les bonnes pistes en territoire ousama. Elle s’était rendue, accompagnée de Luc, au guichet d’une agence où elle avait demandé un retrait de six mille euros. Le directeur de la banque l’avait convoquée à son bureau et lui avait posé des questions indiscrètes sur l’usage qu’elle destinait à cette somme. Il s’en était excusé en prétendant qu’il avait reçu des consignes strictes, qu’il n’avait pas d’autre choix, pas d’autre choix, vous comprenez, que de les appliquer. Elle avait prétexté l’achat d’une voiture d’occasion, un motif recevable puisque, après vérification, il avait consenti à lui remettre l’argent en mains propres. Elle avait donné cinq mille euros à Luc et fourré les mille autres dans le portefeuille qu’elle avait glissé dans la ceinture de son fuseau. Elle ne savait plus combien il lui restait sur son compte. Elle n’avait pas osé s’en informer auprès du directeur de l’agence. Elle n’avait jamais appris à tenir des comptes rigoureux, une tâche dévolue à son ex, un maniaque des chiffres. Depuis qu’elle avait perdu sa fille et son boulot, elle n’avait même plus le courage de faire des estimations. Quelle importance ? Elle ne remettrait jamais les pieds dans sa maison, elle ne toucherait plus jamais de salaire, elle avait rejoint la multitude des clandestins de l’existence, de ceux qui survivaient sans compte bancaire, sans domicile fixe, sans autre possession qu’un pauvre viatique enveloppé dans un bout de tissu. Les chaînes qui la rivaient à son ancienne vie se brisaient l’une après l’autre. Elle ne croyait pas que l’expédition sur les terres ousamas la ramènerait sur la piste de sa fille. Elle aurait pu se raconter une belle histoire, se persuader qu’elle, la froussarde, la frileuse, se lançait dans ce voyage de tous les dangers pour Manon, mais, si elle avait accepté l’offre de Luc Flamand, c’était avant tout pour ne pas le perdre, lui, une attitude purement égoïste, une lubie de femme éprise.

« Nous traverserons l’Allemagne, l’Autriche, la Slovénie, la Serbie et la Bulgarie, poursuivit Luc Flamand. Nous éviterons le détroit de Bosphore : il est bourré de mines. Nous embarquerons à Burgas, en Bulgarie. Des passeurs nous prendront en charge et nous conduiront par la mer Noire sur les côtes turques. Là, des guides ousamas nous attendront.

— Des ousamas ? Ils ne sont pas…

— Dangereux ? Bien sûr que si ! Eh, ce n’est pas un voyage d’agrément. Et vous avez toujours la possibilité de renoncer.

— J’ai déjà payé mon billet, rétorqua Jemma avec vivacité. Et puis ça caille ici. J’ai envie de soleil. Quand partons-nous ?

— Dans deux jours. Nous avons rendez-vous avec notre chauffeur place d’Italie à 5 heures du matin. Mais la chaleur, ne comptez pas la trouver avant le sud de la Turquie et la Syrie. Et encore : la désertification entraîne des écarts de température considérables entre le jour et la nuit, entre l’hiver et l’été. J’ai entendu dire qu’il est tombé de grosses quantités de neige l’hiver dernier autour du golfe Arabo-Persique.

— Qui c’est, notre chauffeur ? »

Luc Flamand promena un moment les yeux sur la carte avant de répondre.

« Je ne le connais pas.

— Quoi ? Vous avez misé mes cinq mille euros sur un type que vous ne connaissez pas ? »

Il lui décocha un regard noir, le genre de regard qu’elle aurait jugé insupportablement agressif quelques jours plus tôt et qu’elle trouvait désormais troublant, sexy. Pourquoi ne l’embrassait-il pas, ce crétin ?

« Je ne les ai pas misés sur un homme, répliqua-t-il d’un ton froid. Ils ont servi à payer les services d’une organisation.

— Criminelle…

— Possible, et même probable. Seules les organisations criminelles ont les reins assez solides et les relations pour monter des filières jusqu’aux frontières de l’Est.

— Quand même, la traversée de l’Europe en bagnole, ça ne doit pas être si difficile que ça !

— Détrompez-vous. La sécurité n’est plus assurée nulle part, les convois routiers et ferroviaires sont régulièrement attaqués et pillés. Et les milices sont encore plus dangereuses que les bandes. Nous nous sommes offert une protection, avec vos cinq mille balles.

— Ce qui veut dire que nous voyagerons en compagnie d’organes congelés, d’armes, de drogues ou de cigarettes de contrebande ?

— Ça, ou autre chose…

— Ravie d’apprendre que mon fric va engraisser des salauds… »

Luc Flamand soupira et replia la carte avec soin. L’eau sale de la nuit tombante se diluait dans la lumière qui se glissait par la lucarne de la cuisine et métamorphosait les formes en spectres.

« Avant, il engraissait des banquiers ou des actionnaires. »

Jemma tira une cigarette du paquet posé sur la table et craqua une allumette. Elle avait repris goût au tabac en même temps qu’au penchant amoureux. Elle était revenue à l’âge de treize ou quatorze ans. Elle avait été contente, pourtant, de quitter les rivages ingrats de l’adolescence, d’abandonner derrière elle ses parents, son acné, ses complexes, ses amours risibles et ses envies de suicide. Elle recracha la fumée, puis passa la pointe de la langue sur sa lèvre inférieure, vestiges des temps lointains où ses copines et elle, en gage de rébellion, fumaient des roulées.

« Je vous croyais un peu plus… un peu moins commun dans vos raisonnements. Vous parlez comme un pilier de bistrot. Comment pouvez-vous comparer les financiers et les sales types qui trafiquent des armes et de la chair humaine ? »

Flamand évacua son agacement d’une expiration sifflante.

« Disons que les deux sont des profiteurs, les uns dans un cadre légal, les autres dans un cadre illégal. De nombreuses passerelles sont jetées entre les deux. Je n’ai jamais vu un banquier cracher sur le fric d’un trafiquant.

— On croirait entendre le discours d’un groupe d’extrême gauche d’avant la guerre, vous savez, ceux qu’on appelait les traîtres, ceux qui soutenaient la cause des Palestiniens et des ousamas en général. »

Elle crut déceler une lueur tragique dans les yeux du journaliste et regretta son agressivité.

« Faudrait vous décider : pilier de bistrot ou gauchiste ? » lança-t-il d’une voix où se mêlaient ironie et mélancolie.

Elle s’essaya à l’humour pour détendre une atmosphère qui menaçait de se dégrader par sa faute.

« Il y a sûrement des piliers de bistrot gauchistes, non ? »

Le petit sourire de Luc ne parvint pas à chasser la tristesse de son regard.

« Seulement des gens de bonne volonté qui ont essayé d’empêcher cette foutue guerre et ses cinquante millions de morts. »

Il fourra la carte repliée dans la poche intérieure de sa veste, alluma à son tour une cigarette et sortit de la cuisine. Elle se versa un verre de vin et l’avala d’une traite. Non, décidément, elle n’avait pas retrouvé le mode d’emploi des relations humaines.

 

La place d’Italie ressemblait à un gigantesque trou blanchi par les averses de neige de la nuit. Pas une voiture ne circulait à cette heure matinale. Un verglas épais emprisonnait la chaussée. Les lueurs maladives de l’aube dévoilaient un ciel bas et figé.

« Moins quinze », avait soufflé Luc Flamand en sortant de l’immeuble.

Jemma s’était demandé d’où il tenait ses certitudes, puis elle avait aperçu à son tour le panneau lumineux placé au-dessus de l’enseigne d’une pharmacie. Moins quinze en novembre. Qu’en serait-il en janvier et février, les mois traditionnellement les plus froids ? L’avènement d’une petite période glaciaire avait surpris la plupart des climatologues, qui s’étaient accordés pour prédire une évolution humide et chaude. Ne disposant plus des informations fournies par les satellites, les spécialistes n’avaient plus la possibilité d’établir des prévisions fiables. Les phénomènes météorologiques gardaient leur part de mystère, comme si la terre, avec ses courants marins, ses masses d’air, son activité volcanique, les déplacements de ses plaques tectoniques, ses équilibres géologiques, refusait de révéler ses secrets aux apprentis sorciers qui la foulaient aux pieds.

Jemma et Luc avaient pris le métro, ouvert à partir de 4 heures en période d’hiver. Les seuls autres usagers étaient des sans-abri qui avaient réussi à échapper au contrôle de la milice RATP et s’étaient assoupis dans la tiédeur de la rame. Le contraste avec l’extérieur avait saisi Jemma au sortir de la station place d’Italie. Elle avait tout à coup inhalé des pics de glace et cru que ses oreilles, pourtant protégées par la double épaisseur de ses cheveux et d’un bonnet de laine, se fendillaient comme du givre. Arrivés une dizaine de minutes en avance, ils s’étaient réfugiés sous le porche d’un ancien complexe cinématographique à l’abandon pour échapper aux rafales assassines. Jemma s’était demandé ce qu’elle fichait à 5 heures du matin au bord de cet immense cratère blanc et désert en compagnie d’un homme qui ne s’était pas lui non plus dégelé après leur discussion houleuse de l’autre soir. Bombardée à plusieurs reprises pendant la guerre, la place d’Italie n’était qu’une immense plaie au cœur de Paris, un terrain vague que se disputaient avec férocité les vautours de la spéculation immobilière. Comme l’ensemble de la ville, d’ailleurs, devenue un immense chantier à la fin du conflit. La mairie, de tendance chrétienne libérale, accordait les autorisations avec une extrême parcimonie. Flamand soupçonnait les élus de pousser les enchères au maximum et de prélever d’énormes commissions au passage, pas nécessairement pour s’enrichir à titre personnel, mais pour alimenter les caisses de leurs obédiences. Résultat : la reconstruction de la Ville lumière avançait à une lenteur désespérante et elle semblait par endroits incapable de se relever de ses ruines.

Jemma avait très mal dormi. N’osant pas se retourner de peur de réveiller le froid tapi entre ses draps, elle avait vogué sur des pensées agitées jusqu’à une heure avancée de la nuit, puis, alors qu’elle venait tout juste de s’abandonner au sommeil, du moins c’est ce qu’il lui avait semblé, Luc s’était engouffré dans la chambre pour lui secouer l’épaule sans ménagement.

Était-elle vraiment réveillée d’ailleurs ? La ville suspendue entre noir et blanc, le silence cotonneux qui étouffait les bruits, le froid si virulent qu’il en devenait abstrait, les phares lointains dont les faisceaux illuminaient furtivement les façades lui donnaient l’impression de prolonger un rêve.

Flamand consulta sa montre. Comme il avait passé un manteau de cuir au col fourré par-dessus sa veste, il dut remonter trois manches et baisser son gant pour jeter un coup d’œil au cadran.

« 5 heures 10. Il est en retard. Ça commence mal. »

La voix du journaliste repiqua Jemma dans la réalité. Le froid s’engouffrait sous ses vêtements, ses pieds et ses mains commençaient à s’engourdir. Dire qu’elle aurait pu être, en cet instant, dans sa maison chauffée à vingt degrés où les chagrins et les privations demeuraient confortables. Elle retraça les circonstances qui l’avaient entraînée dans la galère de Luc Flamand. Il avait obtenu ce qu’il voulait, celui-là, du fric pour financer son voyage et son reportage. Il lui avait suffi de se glisser dans le vide affectif de Jemma pour la manœuvrer comme une petite fille. Elle se demandait pourquoi il s’encombrait d’une femme dans un périple qui s’annonçait périlleux. Peut-être prévoyait-il de se servir d’elle comme d’une monnaie d’échange au cas où les choses tourneraient mal ? La rumeur courait que les femmes européennes, autrefois inaccessibles, étaient des denrées prisées au Moyen et en Extrême-Orient. Elle lança un regard de biais au journaliste. De son visage, emmitouflé dans une écharpe et dans le col relevé de son manteau de cuir, elle ne distinguait que les sourcils, les yeux et la naissance du nez. Elle l’imaginait mal en parfait salaud, mais, elle s’en était aperçue à ses dépens après la disparition de Manon, bon nombre d’êtres humains abritaient, au fond d’eux, des monstres qui resurgissaient par la première fêlure. Personne ne l’avait soutenue après la perte de sa fille, ni l’administration, ni ses collègues du labo, ni ses voisins, ni ses proches, ni même ses parents. Ils en avaient profité au contraire pour la déchiqueter, charognards attirés par le sang. Les êtres humains éprouvaient l’irrépressible besoin d’enfoncer les plus faibles du troupeau, les blessés, les malades, la loi de l’évolution, là encore. Ils allaient bien lorsqu’ils voyaient les autres se noyer, ils se sentaient moins malheureux, moins moches, mieux adaptés.

Flamand entreprit d’allumer une cigarette, une tâche qui, avec ses couches de vêtements et ses doigts gourds, lui prit deux bonnes minutes. L’odeur du tabac donna à Jemma l’envie de fumer. Elle saisit le paquet que lui tendait le journaliste et retira l’un de ses gants pour attraper une cigarette. Le froid bondit sur sa main dégagée et la pinça jusqu’aux os.

« Finalement, commença-t-elle, légèrement étourdie par la première bouffée, je ne sais pas si… »

La fin de sa phrase se perdit dans un grondement de moteur. Un camion s’immobilisa dans un grincement horripilant à une trentaine de mètres du porche de l’ancien cinéma. Des motifs colorés, abstraits, égayaient son museau allongé et noir. De chaque côté de la cabine se dressaient deux cheminées surmontées de chapeaux pointus qui crachaient des colonnes de fumée noire. Il traînait une remorque allongée faite d’un matériau gris et mat qu’on voyait de plus en plus sur les routes, un alliage à l’épreuve des balles et des explosifs de faible puissance.

« C’est lui, dit Luc Flamand. Allons-y. »

Ils sortirent de leur abri et, butant sur les bourrasques, ils se dirigèrent vers la cabine du camion. Le moteur Diesel continuait de donner ses coups de boutoir avec une régularité d’horloge. La portière conducteur s’ouvrit, un escalier de cinq marches se déroula jusqu’au sol dans une succession de tintements métalliques ; un homme les dévala, vêtu d’un blouson de cuir, d’un jeans, de bottes à bout pointu et d’une casquette américaine New York Yankees. Grand, large, presque gros, face poupine, rougeaude, barrée par une épaisse brosse de poils poivre et sel qui escamotait la lèvre supérieure. Des yeux sombres et méfiants sous les buissons touffus des sourcils. Une bosse sur le côté du blouson, probablement un flingue. Pas le genre de mec à qui l’on a envie de chercher des embrouilles.

« Croisière vers mer Noire ? demanda-t-il sans desserrer les mâchoires.

— Deux passagers à destination de Burgas », répondit Flamand.

D’un geste de la main, le chauffeur invita Jemma à gravir le marchepied.

« Installer vous derrière, couchette. »

Fort accent de l’Est, sans doute originaire de la Bulgarie où il devait convoyer sa cargaison et ses deux passagers.

« Pouvoir allonger, dormir. Draps propres. Changer année dernière ! »

Il éclata d’un rire tonitruant, ravi de sa plaisanterie. Jemma s’engouffra dans la cabine, dont le volume la surprit, se faufila derrière le siège, écarta le rideau en tissu et se glissa sur la couchette, large de deux mètres. Collées aux cloisons, des photos de femmes nues, grasses, exhibant dans des poses outrageuses leurs mamelles hypertrophiées et la pilosité tropicale de leurs entrejambes. Le poil et la rondeur n’étaient donc pas passés de mode dans les régions orientales de l’Europe. Une odeur de tabac froid, d’huile surchauffée, de nourriture avariée et de sueur rance rôdait dans l’espace confiné.

Jemma évita soigneusement de se glisser dans les draps entrebâillés, s’assit contre la cloison du fond, essaya de comprendre les paroles que s’échangeaient le chauffeur et Luc Flamand.

La tête du journaliste s’immisça entre deux plis du rideau quelques minutes plus tard.

« Nous partons. Je reste pour l’instant en compagnie du chauffeur. Vous pouvez dormir. Mais si vous préférez vous installer sur le siège passager, il est suffisamment large pour deux.

— C’était votre mot de passe, mer Noire, Burgas ?

— Il fallait bien un mode de reconnaissance. Un mot de passe paraît toujours ridicule à ceux qui ne l’utilisent pas.

— Combien de temps dure le voyage ?

— Une bonne semaine d’après le chauffeur. »

La tête de Luc s’effaça derrière le rideau avant de réapparaître dans la pénombre de la couchette.

« Vous aviez commencé à me dire quelque chose tout à l’heure… »

Jemma riva son regard sur les formes généreuses d’une créature stéatopyge dont la blondeur platine et le bleu à lèvres électrique s’harmonisaient mal avec la peau rosâtre.

« Je ne vois pas de quoi vous voulez parler.

— Vous avez dit : finalement, je ne sais pas si… Si quoi ? »

Elle haussa les épaules avant de répliquer, d’un ton sec :

« Sans importance. »

Et pour bien signifier que la conversation était close, elle s’allongea sur le matelas et ferma les yeux en s’efforçant d’oublier la puanteur de la couchette.

Les Chemins de Damas
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